EUROPE DE L’EST - Les économies des anciens pays socialistes

EUROPE DE L’EST - Les économies des anciens pays socialistes
EUROPE DE L’EST - Les économies des anciens pays socialistes

L’Europe de l’Est en «transition» comprend, au début de 1993, neuf États postcommunistes, que l’on désignera par le sigle P.E.C.O. (pays d’Europe centrale et orientale). Sur ces neuf États, sept sont les anciens États socialistes (Albanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Républiques tchèque et slovaque issues de la partition de la République fédérative tchèque et slovaque [Tchécoslovaquie] au 1er janvier 1993); deux sont issus du démembrement de l’ex-Yougoslavie (Croatie et Slovénie, pour s’en tenir ici à ces deux entités). Ces neuf États ont tous amorcé, ou déjà bien engagé, leur transition vers le marché. L’analyse qui suit portera surtout sur les cinq pays (devenus six en 1993), qui, avant la transition, faisaient partie du Conseil d’assistance économique mutuelle (C.A.E.M., ou Comecon), c’est-à-dire de l’organisation économique internationale dominée par l’U.R.S.S., l’Albanie, la Croatie et la Slovénie faisant l’objet de mentions épisodiques. La Tchécoslovaquie sera traitée comme un seul État; les conséquences de la partition – potentiellement importantes, et défavorables pour la Slovaquie, plus pauvre et moins avancée dans la voie du marché – demandent, en effet, un certain recul pour être appréciées de façon pertinente.

Les études économiques sur les P.E.C.O. se limitent généralement à cet ensemble de neuf pays. Pour les autres morceaux de l’ex-Yougoslavie – la Serbie et le Monténégro, qui ont formé, en avril 1992, la nouvelle république fédérale de Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine, États indépendants reconnus par la communauté internationale –, les effets de la guerre s’ajoutent au manque de recul pour interdire une analyse significative en la matière. Quant à la République démocratique allemande (R.D.A.), elle s’est unifiée en 1990 avec la république fédérale d’Allemagne et ne sera donc pas examinée ici; son passage à l’économie de marché revêt une forme différente de celles que l’on observe dans les autres pays de l’Est, puisqu’il s’agit d’une absorption dans l’État dont la partie orientale était séparée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les P.E.C.O. ainsi définis représentent une population totale de quelque 106 millions d’habitants, avec une densité un peu supérieure à 100 habitants au kilomètre carré. Cette population est moins urbanisée que celle de l’Europe occidentale. Du point de vue économique, son pouvoir d’achat a baissé fortement depuis le début de la transition, et son taux d’activité également. Sur la base des données démographiques, on peut escompter pour l’avenir l’ouverture d’un nouveau marché important pour les exportateurs de l’Ouest, mais ces potentialités ne se révéleront qu’une fois surmontée la crise née de la rupture avec l’ordre ancien. À court terme, l’évolution démographique et sociale suggère davantage la crainte de flux d’immigration vers l’Ouest, probablement exagérée dans les perceptions occidentales.

Les P.E.C.O. sont entrés à partir de 1989, à des dates et selon des processus différents selon les pays, dans l’ère de la transition vers le marché. La transition désigne une évolution complexe qui commence par une rupture avec le passé et une stratégie pour l’avenir. Le sens de l’évolution semble irréversible. Le choix des stratégies est difficile. Ces pays sont confrontés aux séquelles de leur passé au sein du «système économique socialiste». La rupture s’est traduite par des déséquilibres conjoncturels graves qu’il faut réduire, en même temps que l’on doit mettre en place les éléments structurels de l’économie de marché. Un débat s’est ouvert quant aux politiques les plus appropriées à appliquer, malgré un consensus assez large sur la nécessité d’une thérapie de choc. Celle-ci a eu les faveurs de deux des trois pays les premiers engagés dans la transition – Pologne et Tchécoslovaquie, la Hongrie étant plus favorable à une approche graduée –, ainsi que des grandes organisations internationales qui conseillent et assistent les gouvernements de ces pays.

Le premier volet des politiques de transition est conjoncturel. Il comprend un certain nombre de mesures de stabilisation soutenues par un programme d’austérité. Les deux premières années d’application de ces programmes en Europe centrale ont réduit les déséquilibres mais accentué la récession économique. Cette évolution était attendue. Quand et comment la croissance pourra-t-elle reprendre? Les prévisionnistes ne s’attendent pas à une amélioration sensible avant le tournant du siècle.

Le second volet est structurel. Privatisation, démonopolisation, réforme bancaire et financière, libéralisation de tous les marchés constituent les principaux aspects de la transition en ce domaine. La mise en place d’un nouveau «filet de protection sociale» est aussi à l’ordre du jour, mais comme un objectif plus lointain. Ces réformes ne peuvent se faire que lentement; les délais requis sont plus importants que prévu au départ.

Outre ses buts internes, la transition a aussi un but extérieur: réinsérer ces pays dans l’économie mondiale, en faire des partenaires à part entière pour les pays occidentaux développés et notamment pour l’Europe occidentale. Cette intégration est voulue par les P.E.C.O. d’abord comme une rupture avec les liens qui les ont unis par le passé entre eux et avec l’ex-U.R.S.S. Elle est souhaitée politiquement par l’Ouest. Mais les firmes occidentales hésitent à investir, dans un contexte non stabilisé. La Communauté européenne, aux prises avec son propre approfondissement, redoute un élargissement hâtif à de nouveaux membres, tout en ouvrant quelque peu ses marchés. L’assistance internationale à la transition a pris une grande ampleur, au moins sur le plan des déclarations politiques, des montages institutionnels et des engagements de financement. Elle demeure modeste, bien en deçà des besoins, sur le plan des opérations concrètes.

1. Données démographiques

Au début de 1990, la population des P.E.C.O. comptait 106 millions d’habitants (l’ex-Europe de l’Est communiste, R.D.A. et totalité de la Yougoslavie comprises, représentait un peu plus de 140 millions d’habitants) [tabl. 1]. Il s’agit d’une population aux deux tiers urbaine, exception faite de la Roumanie et de l’Albanie. Les projections démographiques antérieures au début de la transition tablaient sur un prolongement des taux de croissance des années 1986-1990, qui déjà consacraient une tendance au déclin de l’accroissement naturel de la population, en raison d’un taux de mortalité stabilisé joint à un taux de natalité décroissant, comme en Europe de l’Ouest. La seule exception notable était l’Albanie. Depuis le début de la transition, les taux de natalité ont brutalement décru, dont une chute de 30 p. 100 en Roumanie en 1989-1991. Le phénomène s’explique par diverses raisons: les incertitudes concernant l’avenir; la baisse du pouvoir d’achat et du niveau de consommation; la disparition des avantages sociaux encourageant les naissances. Les experts démographes s’attendent à une poursuite de ce mouvement de baisse jusque vers 1995. Peu de facteurs pourraient agir en sens inverse. La délégalisation de l’avortement décidée en Pologne en mai 1992 aura vraisemblablement un effet à court terme sur les naissances, mais, comme le montre l’expérience des pays à politiques restrictives, elle ne pourra pas longtemps freiner un mouvement de fond à la baisse.

Les mêmes raisons économiques et politiques pourraient-elles entraîner une émigration spectaculaire vers l’Ouest? Le mouvement massif entre les deux Allemagnes après la chute du Mur de Berlin (novembre 1989), puis entre les deux parties de l’Allemagne unifiée, a suscité de vives craintes à l’Ouest. Si la transition n’a pas induit rapidement le chômage massif que l’on redoutait (cf. chap. 3), la proportion des chômeurs a, en 1992, rejoint ou dépassé le niveau des pays européens de l’Ouest. Doit-on alors s’attendre à des mouvements de population, à propos desquels certains experts estimaient, au début de 1991, qu’ils pourraient toucher jusqu’à 4 millions de personnes vers 1995? Un an plus tard, les prévisions étaient plus nuancées. Certes, les restrictions à l’émigration, de nature politique, qui existaient sous le régime communiste ont été levées par les nouveaux gouvernements; et, même avant leur levée, il y avait eu des flux ponctuels impressionnants comme la fuite des Albanais hors de leur pays pendant l’été de 1990. Cependant, les pays occidentaux ont tous renforcé les restrictions à l’immigration dans la crainte d’un envahissement en provenance de l’Est (ex-U.R.S.S. comprise). Les flux effectifs d’émigrants permanents semblent plus faibles que prévu. En fait, les migrants potentiels en provenance de l’Est se décomposent en plusieurs catégories:

– des migrants temporaires (ce que l’on appelle en Pologne le tourisme d’emploi saisonnier) venant gagner à l’Ouest, en quelques semaines, de quoi vivre toute l’année chez eux;

– des migrants économiques chassés par la pauvreté (Roumains, Albanais), qui d’ailleurs émigrent aussi vers l’Europe de l’Est; cette catégorie est la plus «menaçante» pour les pays d’accueil mais ne concerne que peu de pays ou de zones, s’agissant de l’Europe de l’Est;

– de jeunes chômeurs, qualifiés ou non, ou des travailleurs de haute qualification (techniciens, scientifiques) recherchant un mode de vie et de travail moins sous-développé: les quantités impliquées ne sont pas considérables, et les pays d’accueil bénéficieraient d’ailleurs plus qu’ils ne souffriraient de tels mouvements.

L’émigration effective devrait donc se limiter à des mouvements plus réduits, malgré les pressions à l’émigration qui subsisteront jusqu’au début de la reprise en Europe de l’Est.

2. La transition vers le marché: problèmes généraux

Les P.E.C.O. se sont engagés dans une transformation à trois dimensions de leur système: il s’agit pour eux de passer d’un système de parti unique à une démocratie pluraliste, de la planification centrale à l’économie de marché et de l’autarcie au sein d’un bloc à l’intégration dans l’économie mondiale. Ces objectifs ont été définis de façon très synthétique par le président de la Tchécoslovaquie, Václav Havel, le 4 septembre 1991, au Forum international pour la culture et la démocratie: «Jusqu’à récemment, le monde était divisé en premier, deuxième et tiers mondes. Le “deuxième monde” est en train de perdre sa substance. Ce qui en reste est un immense amas de ruines et de débris qui combine le premier et le tiers monde. Par ses aspirations et son désir de créer un système politique démocratique et une économie de marché prospère, il se rattache au premier monde, dont il voudrait devenir une partie. Par l’état de son économie, par le type de problèmes nationaux et sociaux qui s’y posent, il ressemble bien souvent au tiers monde.»

Cette analyse formule le cadre général de la transition et les problèmes à résoudre par tous les P.E.C.O. Le contexte politique est essentiel; la transformation économique ne peut démarrer sans rupture claire avec le passé et sans mouvement vers la démocratie. Les grandes rubriques de la transition vers le marché sont connues: il faut stabiliser la conjoncture par des politiques d’austérité, introduire des réformes de structure par la mise en place de nouvelles institutions de marché, ouvrir l’économie sur l’extérieur. Cet ordre du jour minimal se retrouve dans toutes les maquettes de réforme. En revanche, beaucoup de questions cruciales demeurent ouvertes, et parmi elles l’extension de la réforme, sa vitesse, son échelonnement: où doit s’arrêter l’intervention des autorités publiques? faut-il essayer d’aller très vite ou bien préférer une approche graduelle? dans quel ordre introduire les mesures retenues?

La priorité du politique

Il est impossible de faire abstraction du politique lorsqu’on analyse la transition vers le marché. Contrairement aux réformes réalisées dans le cadre de l’économie planifiée, l’objectif n’est pas d’améliorer le fonctionnement et les résultats de l’économie en introduisant des mesures techniques de décentralisation; il est proprement de susciter sa libéralisation, en remplaçant les directives du plan par le jeu des instruments de marché. L’entrée dans la transition a partout commencé par une révolution politique, fût-elle «de velours» comme en Tchécoslovaquie. Le tableau 2 permet de repérer la succession entre le changement politique et la transition économique dans les six pays les plus engagés dans ce processus. Cette relation appelle plusieurs remarques.

Dans tous les pays, le fait majeur est la fin du monopole du Parti communiste . Dans tous les P.E.C.O., le Parti communiste a changé de nom au minimum, partout il a perdu sa place dominante entre 1989 et 1991 (sauf en Roumanie), et le multipartisme s’est instauré de façon généralement anarchique, avec une prolifération de nouveaux partis. Le stade final de cette évolution a été la mise hors la loi du parti (en Tchécoslovaquie en 1991). Parallèlement, la mise au jour des archives de la police secrète a déclenché une «chasse aux sorcières», d’abord en R.D.A. (au cours des derniers mois de l’État), puis, avec le plus de virulence, en Tchécoslovaquie, tendant à exclure de la vie publique toute personne convaincue d’avoir collaboré avec la police secrète, et au premier chef les anciens communistes.

Cette évolution a entraîné un certain nombre de conséquences dans le domaine de l’économie, que l’on peut regrouper autour de quatre idées: l’éviction du Parti communiste permet d’en faire le bouc émissaire pour les rigueurs de la transition; le nouveau modèle de société économique est un capitalisme pur et dur; le principe même de l’intervention de l’État dans l’économie est rejeté; le licenciement des cadres communistes crée des problèmes sérieux pour la gestion des entreprises d’État.

Tout d’abord, le rejet total du communisme, comme idéologie et comme régime, a été voulu et soutenu par le peuple. Les gouvernements issus du suffrage populaire ont eu d’autant plus de pouvoir pour imposer des programmes d’austérité qu’ils apparaissaient eux-mêmes en rupture avec le régime précédent et pouvaient faire supporter à ce dernier la responsabilité des conséquences des «traitements de choc». Cela explique pourquoi les populations ont supporté des baisses de pouvoir d’achat, la montée du chômage, la disparition progressive des mécanismes de protection sociale, sans protester ou avec un nombre très faible de grèves et de manifestations.

Cette éviction du communisme a une conséquence sur le nouveau modèle de société économique envisagé. Elle explique en effet pourquoi, contrairement à certaines prévisions encore vraisemblables en l988, la transition ne s’est pas traduite par des réformes de type social-démocrate, qui eussent pu associer une intervention forte de l’État dans l’économie, une mise en œuvre graduelle et raisonnée de la privatisation parallèlement à une réflexion sur les nouvelles règles de gestion des entreprises d’État, le maintien d’une planification «stratégique», une politique industrielle active, une politique sociale protégeant les plus atteints par les nouvelles mesures d’austérité. Autrement dit, le modèle dit de «socialisme de marché», tel qu’il avait été élaboré par des théoriciens entre les deux guerres (notamment l’économiste polonais Oskar Lange) et tel qu’il était encore discuté en 1988 comme une variante possible de la réforme, s’est trouvé, à partir de 1989, totalement discrédité. Même des variantes telles que l’«économie sociale de marché» empruntée à l’expérience allemande ont été rejetées violemment.

Les nouveaux gouvernements ont appelé en consultation, parmi les économistes occidentaux, ceux qui se réclament des courants théoriques les plus «libéraux» (au sens européen du terme; aux États-Unis, libéralisme et gauchisme latent sont synonymes), laissant à l’action du marché le soin de réaliser l’équilibre économique. Les grands noms de l’économie néo-classique – Milton Friedman et l’école de Chicago, Friedrich von Hayek – sont devenus des références imposées. Jeffrey Sachs, l’économiste de Harvard, qui a conseillé successivement le gouvernement polonais, certains partis hongrois et le gouvernement russe, appartient à ce courant. Comme le fondement théorique des programmes de stabilisation recommandés par le Fonds monétaire international (F.M.I.) est identique, le ralliement au néo-libéralisme et au monétarisme des gouvernements polonais, tchécoslovaque et, d’une façon plus nuancée, hongrois a renforcé le soutien moral et financier, de la part des grandes institutions internationales (F.M.I., Banque mondiale), du noyau dur des pays engagés dans la transition. Non sans ambiguïté, cependant: le modèle économique F.M.I. - Banque mondiale associant stabilisation macroéconomique, désétatisation, privatisation et ouverture des marchés sur l’extérieur a été conçu pour les pays en voie de développement, où il a été largement appliqué dans les années quatre-vingt. Les nombreux experts des institutions internationales présents à l’Est sont des spécialistes du Tiers Monde, et pour très peu d’entre eux des économistes familiers de l’ancien système communiste.

Le modèle de transition ainsi proposé à l’Europe de l’Est, et accepté avec d’autant plus d’enthousiasme en Europe centrale qu’il est soutenu par l’aide occidentale, est la version de l’économie de marché la plus éloignée de l’économie centralement planifiée. C’est aussi une version élaborée pour des pays du Tiers Monde où la crise d’endettement des années quatre-vingt a imposé des politiques d’austérité et de libéralisation économique propres à rassurer les investisseurs étrangers, à permettre la reprise du service de la dette et à remplacer par la tutelle de la communauté internationale la domination de gouvernements autoritaires et corrompus. La situation de l’Europe de l’Est n’est pas exactement identique. En particulier, le Tiers Monde est, pour sa grande masse, dans l’orbite de l’économie de marché et possède un secteur marchand moderne; quant au secteur traditionnel dans les économies sous-développées, il n’a rien de comparable avec l’«économie parallèle» présente dans tous les pays ex-socialistes.

L’attitude vis-à-vis du rôle de l’État est paradoxale. Pour effectuer la transition vers le marché, il faut un gouvernement fort, imposant de nombreuses mesures économiques de conjoncture et de structure. Or les gouvernements d’Europe de l’Est affichent leur conviction dans la nocivité de l’interventionnisme étatique. Le laisser-faire est leur doctrine. Mais le marché ne peut fonctionner librement que s’il existe, et ses institutions sont longues à mettre en place. Les gouvernements sont donc confrontés à un impératif interventionniste qu’ils exercent avec une répugnance affichée, mais aussi avec un refus de principe de réformer les anciens mécanismes pour les mettre au service de politiques nouvelles. Les anciennes entreprises d’État doivent être supprimées et il n’y a pas d’avenir prévu pour les entreprises publiques, même de type ouest-européen. Non seulement la planification est rejetée (les anciens offices du plan ont été supprimés ou convertis en organismes d’étude), mais la politique industrielle apparaît souvent comme une notion suspecte. Aucun dispositif comparable à ceux qui ont été en Europe occidentale les instruments de la reconstruction d’après guerre et de la modernisation n’est envisagé.

Le fonctionnement effectif des unités économiques de base , quant à lui, a été fortement touché par la chute du communisme. Le parti contrôlait au sommet le fonctionnement de l’économie en définissant l’orientation des plans, en lançant les réformes économiques, en gérant l’investissement dans les secteurs stratégiques (le complexe militaro-industriel) ou politiquement sensibles (agriculture). Il contrôlait aussi à la base, par le biais de la nomenklatura, c’est-à-dire les cadres du parti nommés à la tête et dans les états-majors des grandes entreprises d’État ou des grandes exploitations agricoles. Le renversement du Parti communiste ne peut en aucun cas s’assimiler au «système des dépouilles» plus ou moins pratiqué dans les démocraties occidentales, où un changement de majorité entraîne de nouvelles nominations y compris aux postes économiques importants, comme la direction d’entreprises ou de services publics. D’abord, en Europe de l’Est, l’oligarchie économique affectée est beaucoup plus nombreuse. Ensuite, il n’existe pas de personnel de remplacement. Les dissidents étaient par définition exclus de tous les postes importants. Il n’y avait donc guère de choix: conserver les mêmes dirigeants, au moins lorsqu’ils donnaient des preuves d’allégeance raisonnable au nouveau régime, ou les remplacer par des gens nécessairement non compétents, même s’ils avaient les capacités requises pour se former. Mais se former à quoi? Certainement pas à la gestion d’entreprises d’État, puisque cette catégorie était vouée à la disparition; il s’agissait essentiellement d’avoir des administrateurs provisoires en attendant la privatisation. On voit ici pourquoi les gouvernements de l’Est sont si désireux de réaliser une privatisation rapide: parmi leurs nombreuses motivations, le souci de se débarrasser de l’ancienne nomenklatura est primordial. En fait, bien souvent, les anciens dirigeants d’entreprise ont été remplacés par leurs adjoints, qui la plupart du temps étaient également communistes, mais moins voyants.

Quant aux membres de la nomenklatura les plus qualifiés professionnellement, ils ont très tôt entamé la «privatisation spontanée», aussi appelée la privatisation par le bas, de leurs entreprises. Aux premières étapes de la privatisation en Hongrie et en Pologne, les dirigeants communistes d’entreprises d’État ont converti la propriété d’État dont ils avaient la gestion en propriété privée, soit en utilisant les nouvelles législations sur les sociétés par actions, soit par des pratiques totalement illégales telles que la sous-traitance à leur profit des activités les plus rentables de leur entreprise, les cessions réciproques d’actifs entre dirigeants, la négociation directe avec des repreneurs étrangers ou internes qui les maintenaient dans leurs fonctions. De telles pratiques sont condamnées et ont fait l’objet de poursuites judiciaires en Pologne et en Tchécoslovaquie; elles sont tolérées implicitement en Hongrie, où on y voit une façon d’utiliser les meilleures compétences tout en conservant des moyens de pression sur les acteurs. Les conseillers occidentaux sont à peu près unanimes à critiquer ces pratiques, non seulement parce qu’elles maintiennent des communistes aux commandes, mais aussi parce qu’elles s’assimilent aux délits d’initiés de la criminalité capitaliste. Deux questions sont à poser: peut-on empêcher cette forme de privatisation? ne peut-elle pas avoir des côtés positifs du point de vue de l’efficacité économique?

Outre les conséquences directement économiques de l’effondrement du communisme, on doit signaler un effet plus général mais à impact économique incontestable. Le monopole du Parti communiste avait instauré dans chaque pays un régime unitaire (même si, comme dans le cas de la Tchécoslovaquie d’après 1969, l’État était formellement fédéral). La fin de ce monopole a libéré les minorités et les particularismes régionaux et locaux. En conséquence, sauf dans les pays fortement unitaires à minorités inexistantes ou faibles (Pologne et Hongrie), des revendications pressantes d’autonomie, voire d’indépendance, sont apparues. Le cas des revendications slovaques, qui aboutiront à la partition de la Tchécoslovaquie, en est le meilleur exemple en Europe de l’Est (Yougoslavie non comprise). Il devient alors plus difficile de mener à bien la transition, et les partenaires occidentaux sont réticents à engager leurs capitaux dans des pays et des zones perçus comme à risque.

Le cadre économique de la transition

L’ordre du jour des réformateurs comporte, d’un pays à l’autre, la même liste de mesures, dont on verra le détail aux chapitres suivants:

– la stabilisation macroéconomique (réduction du déficit budgétaire et de la dette publique, arrêt de l’inflation, élimination de l’excès de liquidités en circulation s’il y a au départ surliquidité, tout cela par le moyen d’une politique monétaire et financière stricte et par le contrôle de la progression des salaires);

– la libération des prix et la suppression des subventions;

– la libéralisation de l’activité économique par élimination de la planification centrale, et la création des conditions de fonctionnement d’un marché libre par la mise en place d’institutions nouvelles (banques commerciales indépendantes de la banque centrale, sociétés d’assurances, Bourses de valeurs);

– le remplacement de la propriété d’État par diverses formes de propriété non étatique (propriété privée personnelle, sociétaire, coopérative, incluant la propriété d’agents économiques étrangers); le démantèlement des anciens monopoles d’État; l’encouragement à la création de petites et moyennes entreprises privées;

– l’ouverture de l’économie sur l’extérieur: suppression du monopole d’État du commerce extérieur, libéralisation des importations et exportations, convertibilité de la monnaie;

– la restructuration des activités économiques à travers une politique industrielle active: fermeture des industries lourdes à forte intensité d’énergie et de matières premières, développement de secteurs industriels modernes, des activités de service; l’adoption de mesures protectrices de l’environnement;

– le remplacement du système de sécurité sociale d’autrefois – qui offrait une sécurité d’emploi assortie d’une garantie de salaire indépendantes des performances et des consommations collectives, qualitativement médiocres – par des prestations sociales réduisant le coût de l’ajustement pour les individus les plus touchés (allocations chômage, revenu minimum, indexation partielle des salaires sur les mouvements de prix).

Les cinq premières mesures font partie du «paquet» minimum. Il n’y a pas cependant consensus sur les deux dernières: les gouvernements d’Europe de l’Est y sont généralement hostiles, soit par aversion pour tout interventionnisme, soit parce que de telles mesures sont considérées comme un luxe pour le moment inaccessible; certains conseillers occidentaux, en revanche, sont plus enclins à recommander de telles actions, mettant en garde les pays de l’Est contre les dangers du désastre économique et d’une explosion sociale si elles ne sont pas adoptées.

On voit donc que la première question posée à propos de la transition est son caractère compréhensif . Faut-il mettre sur la liste tout ce qui peut concourir à la transformation, ou doit-on élaborer un «programme minimum», qui, une fois mis en œuvre, permettra aux lois du marché d’agir? Les gouvernements néo-libéraux les plus attachés au libre jeu du marché veulent faire «table rase» du passé le plus vite possible, et laisser le marché pourvoir à tout. Par exemple, dans cette conception, il faut libérer les loyers pour que le logement, longtemps subventionné, redevienne un bien marchand. Si, dans les nouvelles conditions, les familles ne peuvent pas payer les nouveaux loyers ou accéder à la propriété, au lieu d’atténuer le choc de la hausse par des prestations sociales, il faut inciter les individus à des comportements microéconomiques d’ajustement: par exemple, partager un logement avec une autre famille, chercher des revenus supplémentaires (en sous-louant une pièce, en transformant, si c’est possible, une partie du logement en petit commerce), déménager. Dans cette perspective, la composante politique est essentielle. On ne peut en effet se permettre de laisser libre jeu aux forces de marché si les acteurs microéconomiques déterminants demeurent les hommes de l’ancien système. Leur élimination par épuration devient donc un impératif, comme la lustrace tchécoslovaque l’a démontré.

La vitesse de la transition constitue un second problème, étroitement lié au premier. Plus le programme est minimal, plus on peut le réaliser vite, et, à la limite, instantanément. Le débat sur cette question est devenu pendant quelque temps, en l990 et en l991, le débat conceptuel principal de la transition. Faute, en effet, d’une théorie de la transition, la discussion s’est centrée sur les modalités, à partir des propositions de Jeffrey Sachs pour la Pologne recommandant une «thérapie de choc». À l’époque, à la fin de l989, les deux seuls pays formellement engagés dans la transition étaient la Hongrie et la Pologne. Par opposition à la Pologne, les dirigeants hongrois ne voulaient pas d’une thérapie de choc, pour différentes raisons: l’économie hongroise était plus stable et ne connaissait pas l’hyperinflation; les réformes antérieures avaient déjà conduit à une amorce de privatisation de fait; le gouvernement hongrois était encore communiste mais affaibli, et il n’avait ni la volonté politique ni le support populaire requis pour procéder à une politique d’austérité. Au cours de l’année 1990, les succès immédiats de la Pologne (chute de l’inflation, fin des pénuries, restauration de l’équilibre budgétaire, stabilisation du taux de change) ont paru démontrer de façon irréfutable les vertus de la thérapie de choc contre le gradualisme à la hongroise. À la vérité, la démonstration était loin d’être faite. Si les mesures conjoncturelles de stabilisation macroéconomique et la libération des prix peuvent être appliquées immédiatement, les mesures structurelles et institutionnelles exigent fatalement un délai plus long. L’adoption proclamée d’une thérapie de choc (Pologne, 1er janvier 1990; Tchécoslovaquie, 1er janvier 1991) a pour but de frapper l’opinion publique domestique et internationale, et de démontrer, ce qui est important, la détermination politique du gouvernement. Elle s’accompagne de formules «chocs», elles aussi, comme la célèbre formule: «On ne peut franchir un gouffre en deux bonds.» La force de conviction est sans aucun doute le principal mérite de la thérapie de choc. Le même résultat peut être atteint par la proclamation d’un programme de réforme, avec un échéancier et le démarrage des premières mesures, à condition de s’en tenir au calendrier prévu et de disposer d’une crédibilité forte (deux éléments absents, par exemple, des différents programmes présentés en Union soviétique en 1990 et 1991).

Mais la thérapie de choc a de graves défauts, justement parce qu’elle est illusoire. Faute de mesures d’accompagnement, des actions instantanées comme la libération des prix ont des effets pervers si les situations de monopole caractéristiques des économies communistes ne sont pas encore démantelées. En ce cas, la libération des prix conduit à la hausse de ceux-ci, sans augmentation de l’offre. En outre, quand la réforme n’est pas introduite à une échelle assez vaste (ce qui est le cas si l’objectif de rapidité est privilégié), il n’y a pas de «masse critique» suffisante pour l’introduction du marché, et le système fonctionne comme avant, à l’exception d’une petite frange d’économie privatisée. Par exemple, une politique monétaire formellement stricte appliquée à un ensemble d’entreprises encore étatiques et souvent gérées par leurs anciens cadres ne conduira pas à une restriction effective du crédit et donc à la fermeture des entreprises non rentables. Celles-ci recourront à l’arme classique du crédit informel interentreprises et éviteront la fermeture en ne payant pas leurs fournisseurs. Enfin, la thérapie de choc peut avoir un effet identique à celui qu’elle a quelquefois en médecine: le malade meurt guéri. En l’occurrence, la stabilisation, pour déboucher sur un progrès, doit s’accompagner d’une réponse positive de l’offre: la population doit comprendre que, après une phase difficile, son bien-être sera accru. Si aucun espoir n’est en vue, surtout dans le domaine des besoins de base – alimentaires –, les effets positifs de la stabilisation sont compromis par la détérioration des indicateurs réels de production et emploi.

L’approche inverse a été d’abord qualifiée de gradualiste, puis, en référence à des courants récemment développés dans l’analyse économique américaine, d’évolutionniste . L’évolutionnisme, qui se réfère à la théorie des organisations, au courant institutionnaliste en économie et aux conceptions d’un Joseph Alois Schumpeter ou d’un Kenneth Boulding, repose sur deux prémisses. La première est que le succès du capitalisme a été généré avant tout par les mécanismes qui ont induit le changement et la croissance, et beaucoup moins par les mécanismes de l’équilibre statique: l’innovation est plus importante que l’allocation optimale des ressources. La seconde est que l’analyse économique doit partir du comportement des agents dans un contexte d’information limitée. Appliquée aux économies en transition, l’approche évolutionniste imposerait de renoncer à une transformation accélérée du secteur public – celle-ci, de toute façon, ne pourrait être menée à bien aussi vite que l’espèrent les politiques – et d’utiliser le vieux (en gérant de façon dirigiste l’ancien secteur d’État) tout en faisant du neuf (en créant un secteur privé innovateur avec des incitations appropriées de politique économique). Intellectuellement séduisante, cette approche n’a pas de crédibilité politique. Plus exactement, elle peut être appliquée mais pas proclamée: le gouvernement qui la formulerait se verrait accusé de favoriser les ex-communistes.

C’est pourquoi, après une phase de débats animés entre la thérapie de choc et le gradualisme, un consensus implicite s’est fait sur la nécessité de procéder immédiatement à une stabilisation lorsqu’elle est requise, pour réaliser ensuite, sur une période nécessairement plus longue, la transition institutionnelle. Mais on déplace alors la discussion vers le problème technique du calendrier ou de l’échelonnement des changements. Prévoir un calendrier viable a été la tâche essentielle des conseillers de la réforme. Moins philosophique que le thème du contenu des changements, moins controversé que le débat sur la thérapie de choc, le choix d’une séquence appropriée n’a pas pour autant débouché sur des solutions claires.

Le point de départ consiste à découper le programme de transition en «blocs», en décomposant les différents éléments de l’«ordre du jour» commun à la plupart des réformes. Comme on l’a vu en Pologne, les difficultés ne se présentent pas au démarrage. À condition qu’il y ait consensus politique, programme d’austérité et libéralisation des prix, politiques monétaire et budgétaire restrictives et politique des revenus peuvent débuter simultanément. On peut aussi annoncer la mise en route des réformes structurelles (privatisations, réforme bancaire, création d’intermédiaires financiers). Mais que faire si après avoir produit quelques effets la réforme se bloque? On en était là, au début de 1992, en Pologne. De façon générale, la première phase, celle de la stabilisation, s’est révélée beaucoup plus pénible que prévu; la deuxième, celle de la réforme structurelle, plus lente et plus complexe à mettre en œuvre.

3. La stabilisation macroéconomique

La Pologne a appliqué, à compter du 1er janvier l990, un programme vraiment déflationniste: réduction du déficit budgétaire (passant de 8 p. 100 du P.N.B. en l989 à un léger surplus à mi-l990) par la suppression d’une grande partie des subventions et la réduction des investissements publics; encadrement du crédit et introduction d’un taux d’intérêt réel positif (l’intérêt nominal étant supérieur à la hausse des prix); baisse des salaires réels effectivement contrôlée par un impôt pénalisant fortement les entreprises d’État qui élèveraient leur masse salariale. Parallèlement, les prix ont été largement libérés; la convertibilité interne de la monnaie, pour les résidents, a été introduite après une forte dévaluation rattrapant le taux de change du marché noir (9 500 zlotys pour 1 dollar, taux qui devait demeurer stable entre janvier l990 et mai 1991), sans que la Pologne ait eu besoin de recourir au fonds de stabilisation de 1 milliard de dollars souscrit par les principales puissances occidentales.

L’expérience est-elle concluante? Elle a réussi dans sa première partie: l’inflation a été jugulée; les pénuries ont disparu. Mais la production s’est effondrée; la population s’est paupérisée. Premier pays à introduire la thérapie de choc, la Pologne fut aussi le premier à connaître la crise de l’après-transition. Le pays a traversé une période d’’instabilité gouvernementale de neuf mois, qui a pris fin avec la désignation de Hanna Suchocka comme Premier ministre, en juillet 1992. La séquence de la stabilisation a tourné au cercle vicieux. En 1991, la Cour constitutionnelle de Pologne a déclaré inconstitutionnelles les désindexations de traitements et pensions des salariés du secteur public; le Parlement a refusé d’annuler cette décision. L’impact budgétaire en 1992 des dépenses additionnelles ainsi causées a porté le déficit au-delà de la barre des 5 p. 100 du P.N.B. agréés avec le F.M.I. En conséquence, ce dernier a suspendu ses crédits à la Pologne, dans l’attente de nouvelles mesures de rigueur. Cette suspension a retenti à son tour sur les pourparlers de la Pologne avec les banques créancières, pour qui l’accord du F.M.I. conditionne la reprise des négociations, et auxquelles la Pologne devait 12 milliards de dollars à la fin de 1992. L’absence d’accord avec les banques a découragé les investisseurs potentiels, dont l’apport conditionne à son tour la reprise économique. Un nouvel accord avec le Fonds n’a pu être conclu qu’en février 1993.

La pertinence des thérapies de choc, suivies, après la Pologne, par la Tchécoslovaquie (janvier 1991) et la Bulgarie (février 1991), est ainsi atteinte. Cependant, les pays qui ont opté pour une politique plus gradualiste (Hongrie, Roumanie, Slovénie) n’en retirent pas des effets conjoncturels sensiblement différents. Récession, inflation, chômage caractérisent tous les pays en transition.

Les premiers effets de la stabilisation

Le tableau 3 présente les indicateurs de conjoncture dans cinq pays de l’Est, sur trois ans. La politique de stabilisation a eu un effet relativement positif sur les indicateurs monétaires et financiers. Mais elle a détérioré plus que prévu les indicateurs réels: production, consommation, investissement.

Les recommandations des conseillers occidentaux et du F.M.I. portaient en effet d’abord sur l’équilibre monétaire et financier . Les objectifs étaient les suivants: réduire l’inflation; équilibrer le budget de l’État; équilibrer la balance des paiements. Les moyens à mettre en œuvre, dans un contexte de libération des prix, comprenaient la régulation de la création monétaire par des taux d’intérêt élevés, une politique des revenus, la réduction des subventions et l’arrêt du financement monétaire du budget de l’État, enfin une surdévaluation initiale de la monnaie. On peut ainsi parler de trois ancrages de la stabilisation: celle-ci s’«accroche» à un taux d’intérêt réel positif (c’est-à-dire à un taux nominal supérieur à la hausse annuelle des prix attendue), au maintien de la hausse des salaires nominaux à un rythme inférieur à celui de la hausse des prix (d’où baisse des salaires réels) et à un taux de change nominal fixe dépréciant fortement la monnaie nationale, d’où une incitation à l’exportation, les importations étant découragées. La troisième «ancre» permet de rétablir la balance commerciale et renforce la politique des revenus en réduisant les salaires réels.

Là où les thérapies de choc ont été appliquées (Pologne, Tchécoslovaquie, Bulgarie), l’inflation a fait un bond immédiat à cause de la suppression des subventions, surtout aux prix alimentaires, et de la libération des prix industriels. Elle a ensuite décru dans les mois suivant la libération des prix. Mais le taux d’inflation reste partout élevé en rythme annuel, sans différence sensible entre les pays à politiques gradualistes et les pays appliquant la thérapie de choc. La différence s’établit plutôt entre les pays d’Europe centrale, plus développés, et les pays d’Europe orientale. Le niveau élevé de l’inflation est dû en effet à des causes structurelles, une fois les déséquilibres conjoncturels initiaux jugulés. Comme on l’a dit, l’offre réagit peu aux prix, tant que ne sont pas démantelés les monopoles de production et les circuits étatisés de distribution. À cela s’ajoute la poussée des salaires, lorsqu’elle n’est pas (ou n’est plus) sévèrement réprimée, comme ce fut le cas en 1990 en Pologne: plus les gouvernements sont faibles et plus il est difficile de résister aux exigences des salariés dans le contexte de la démocratisation. Le contrôle de la création de monnaie par le taux d’intérêt est partiellement illusoire quand les entreprises (d’État) peuvent se financer entre elles par le crédit interentreprises. Ce contrôle ne frappe que les catégories obligées de recourir aux banques: petites entreprises privées, agriculteurs privés, ménages pour le crédit à la consommation. Par là même, il met en difficulté le secteur privé beaucoup plus que le secteur d’État, retarde l’impact de la privatisation et la reprise économique.

L’équilibre budgétaire s’est révélé très difficile à maintenir. Il a été héroïquement à peu près atteint dans la première année de la thérapie de choc en Pologne (1990) et en Tchécoslovaquie (1991). Mais la pression sur le budget est très forte. Les recettes sont inférieures aux prévisions en raison de la récession. Les dépenses tendent à croître pour une série de raisons: il faut financer la dette publique; face à la montée du mécontentement social, il faut engager des dépenses pour éviter que la majorité de la population ne plonge au-dessous du seuil de pauvreté, en particulier relever les pensions, financer les allocations chômage ; des dépenses d’infrastructures doivent être engagées pour arrêter le délabrement des pays, obstacle à toute réforme structurelle.

Enfin, si les dévaluations initiales ont effectivement permis (en liaison avec l’ouverture des marchés occidentaux) le rétablissement de la balance commerciale, celle-ci, compromise par des chocs extérieurs (perte du marché soviétique, cf. chap. 5), est menacée par la surévaluation ultérieure de la monnaie nationale. En effet, l’inflation domestique, plus forte que prévu, obligerait à des dévaluations répétées; seule parmi les pays à thérapie de choc, la Pologne a cependant opté pour l’abandon de l’ancrage à un taux de change nominal, en introduisant en octobre 1991 un système de dévaluation automatique rampante, complété par des dévaluations ouvertes (comme en mars 1992). Les autres monnaies des pays de l’Est pouvaient être considérées comme surévaluées au début de 1993, contrariant la poursuite de l’équilibre extérieur.

Les effets réels des politiques de stabilisation ont été plus graves que prévu. Le produit national a continué à baisser, et tout particulièrement la production industrielle. L’investissement s’est effondré, de même que la consommation des ménages. Le chômage, en revanche, a moins augmenté que prévu, mais c’est surtout l’effet d’une transition structurelle plus lente; les entreprises d’État survivent à bas régime et cherchent à ne pas licencier leurs travailleurs.

La baisse de la production n’est pas toujours un mal. Dans tous les cas où la baisse résulte de l’arrêt de productions inefficaces (c’est le cas pour celles de l’industrie lourde), ou de mauvaise qualité, le phénomène est positif. Par ailleurs, la transition a donné lieu à des productions nouvelles de biens et services qui échappent largement à la statistique, soit parce qu’elles relèvent du secteur illégal, soit parce qu’on ne sait pas encore les comptabiliser. Mais la récession n’est pas niable, et, autant que ses effets économiques, les effets politiques (déception des populations, affaiblissement des majorités gouvernementales) sont redoutables à terme.

La montée du chômage place les nouveaux chômeurs dans une situation plus précaire que dans les pays occidentaux. Les systèmes d’assurance-chômage commencent à peine à être mis en place. Les indemnités, quand elles sont versées, sont faibles et de courte durée. On s’attend partout à une montée du chômage: les entreprises non rentables seront mises en faillite; des secteurs industriels entiers sont voués au déclin (aciéries, chimie lourde, grosse industrie mécanique); le passage au marché supprimera beaucoup de postes administratifs. Certes, bien des «chômeurs» ont des activités de fait dans l’économie privée ou dans la seconde économie. Pour l’avenir, le passage au marché et la restructuration créeront des emplois dans les services et dans les industries modernes. Socialement, le phénomène le plus préoccupant est l’apparition de la pauvreté. Autrefois, en économie de pénurie, la plus grande partie de la population disposait d’un minimum – l’emploi garanti et de faibles salaires assurant un niveau de vie médiocre mais stable. Avec la hausse des prix de détail des biens et services, les parties fragiles de la population – retraités, femmes chefs de famille, nouveaux chômeurs – découvrent une contrainte budgétaire inconnue. Quand celle-ci s’ajoute à la résurgence de pénuries aiguës, principalement alimentaires (Bulgarie, Roumanie, ex-U.R.S.S.), le mécontentement social pourrait devenir critique s’il était exploité par une opposition réactionnaire. C’est là un des arguments utilisés à l’Est pour demander à l’Ouest une aide accrue.

Les perspectives de la reprise

Au début de l’année 1993, l’évaluation des performances en Europe de l’Est était contrastée. D’un côté, les partisans de la thérapie de choc annonçaient la perspective prochaine du retournement, plus tardif que prévu mais néanmoins plus assuré que dans les pays «gradualistes»: la récompense suivrait l’effort. À ces prévisions s’attachaient toutefois des conditions: que la rigueur se poursuive, pour le F.M.I. et les conseillers occidentaux; que l’aide occidentale se renforce, pour les gouvernements les plus néo-libéraux. Les résultats décevants obtenus jusqu’ici sont attribués soit à des chocs extérieurs (crise du Golfe en 1990, dissolution du Comecon en 1991), soit à des erreurs techniques dans la mise en œuvre de la stabilisation. D’un autre côté, les détracteurs de la thérapie de choc soulignaient que les efforts demandés à la population avaient été plus grands que nécessaire, et que les pays «gradualistes», quoique confrontés eux aussi à des difficultés, avaient été moins affectés par la récession.

De quoi pourrait dépendre la reprise? Deux conditions sont essentielles: l’application effective de politiques structurelles et un consensus politique sur les réformes. Or le démarrage de la privatisation à grande échelle comme la création d’infrastructures de marché demandent du temps (cf. chap. 4). Le consensus politique est miné par les tensions sociales croissantes, par la faiblesse du pouvoir législatif (elle-même due à l’émergence d’un régime de partis émiettés, conséquence peut-être fatale de la démocratisation suivant la chute du communisme), par l’instabilité des coalitions majoritaires. L’aide occidentale est indispensable mais ne saurait être déterminante à elle seule.

4. Les réformes structurelles

Les réformes structurelles de la transition comprennent un ensemble de mesures tendant à créer et à faire fonctionner un environnement de marché. Parmi ces mesures, la priorité est donnée à la privatisation, qui met fin à la propriété dominante de l’État. La privatisation des unités économiques doit s’accompagner de la libéralisation de l’activité économique – en premier lieu de la libéralisation des prix, qui est également un instrument de la stabilisation macroéconomique – mais aussi de la «démonopolisation». Elle doit se conjuguer avec la mise en place d’institutions monétaires et financières destinées à la fois à permettre la privatisation et à créer des marchés financiers parallèlement aux marchés réels de biens et services.

Les réformes structurelles doivent-elles comprendre la restructuration des activités économiques elles-mêmes? Cela impliquerait une politique industrielle active (choix des secteurs à développer par priorité, fermeture ordonnée d’entreprises dans les secteurs en déclin), dont un grand bloc est constitué par la conversion du complexe militaro-industriel en secteur civil. Dans la plupart des pays en transition, on répond par la négative, pour des raisons de principe liées au refus d’une intervention permanente de l’État dans l’économie; en fait, ce refus s’accompagne d’une impossibilité, faute de moyens, de conduire dans l’immédiat une telle politique. Des considérations théoriques justifient cette position. Maintenir en vie provisoirement des productions vouées à disparaître un jour conduit, dit-on, à générer une «valeur ajoutée négative» à cause de coûts de fonctionnement directs et indirects supérieurs aux recettes brutes qu’apportent ces activités. Il vaut donc mieux les anéantir tout de suite, voire les «brader» à des repreneurs privés pour le prix du terrain; l’exemple de l’Allemagne de l’Est témoignerait de la pertinence d’une telle «destruction créatrice».

Le même scepticisme caractérise les politiques sociales, mal vues pour leur nature interventionniste, peu réalistes en raison des moyens qu’elles requerraient. Dans ce bloc des politiques sociales, on englobe tant la création d’un véritable marché du travail, la mise en place d’une politique de relations industrielles, que l’institution d’un filet de protection sociale, dont seuls les embryons ont vu le jour (retraite et salaire minimaux, allocations chômage) dans le cadre des mesures de stabilisation macroéconomique.

La privatisation

Les concepts et pratiques de privatisation se sont révélés bien plus complexes qu’on ne le pensait au début de la transition. Nous examinerons successivement les définitions de la privatisation, ses objectifs, ses mécanismes, les principales difficultés qu’elle a rencontrées, ses résultats, enfin, dans les deux premières années de la transition (1991-1992).

Définitions

Dans une acception simple, la privatisation est un transfert juridique de propriété faisant passer entre des mains privées ce qui était jusque-là propriété de l’État, soit formellement (propriété publique dans l’industrie), soit de fait (propriété dite coopérative, comme dans l’agriculture, mais en fait gérée par l’État et le parti). Dans une acception plus large, la privatisation comprend tout ce qui concourt à la «désétatisation» des activités économiques. En ce sens, elle est compatible avec le maintien durable d’un secteur public étendu, à condition que ce dernier soit géré selon les lois du marché, ce qui qualifierait tout le secteur public des économies de marché, à l’exception de certaines activités d’utilité publique, comme assimilable au secteur privé. On peut alors appeler privatisation non seulement la vente des entreprises publiques à des agents économiques privés (domestiques ou étrangers), mais aussi leur transformation en coopératives; leur «mercatisation», ou «commercialisation», qui englobe leur transformation en sociétés par actions (même si, dans ce cas, la majorité voire la totalité des actions appartiennent à l’État représenté par un office de privatisation) et leur gestion dans des conditions de concurrence; leur transfert aux municipalités ou, plus largement, à des collectivités locales pour exploitation dans des conditions concurrentielles. On peut enfin ranger dans ce concept large la formule de «privatisation par liquidation» prévue par la loi polonaise de juillet 1990, qui s’applique aux moyennes entreprises et combine la fermeture d’une entreprise d’État avec sa récupération partielle par vente d’une partie de ses immobilisations, ou son attribution en location-vente – à ses employés ou à tout autre acquéreur potentiel.

Objectifs

En économie de marché, lorsque le gouvernement décide de privatiser des entreprises publiques, c’est généralement dans un but politique (renverser la ligne d’un gouvernement précédent «de gauche») et financier (trouver des ressources supplémentaires pour le budget de l’État), le tout étant justifié au nom de l’efficacité économique. Dans les économies de transition, les arguments en faveur de la privatisation sont différents. On peut identifier cinq groupes de motifs:

des motifs politiques : rendre effective l’abolition du communisme en se débarrassant de la nomenklatura placée aux postes de commande des unités économiques, consolider la démocratie en faisant émerger une classe moyenne de propriétaires et d’actionnaires, éliminer le rôle direct de l’État dans la gestion de l’économie;

des motifs d’équité : rendre les actifs d’État à ceux qui y ont droit, soit parce qu’ils en avaient été spoliés (ce qui fonde le principe dit de restitution), soit parce qu’ils ont été exploités par l’État propriétaire (ce qui milite pour l’attribution préférentielle de la propriété d’État aux salariés), soit simplement en tant que citoyens (on sera alors amené à distribuer la propriété d’État, gratuitement ou à faible prix, à l’ensemble de la population);

des motifs d’efficacité : la gestion publique étant source de gaspillages, la désétatisation accompagnée de la création d’un marché concurrentiel doit améliorer l’utilisation des ressources productives; ce motif peut entrer en contradiction avec le précédent dans la mesure où des solutions équitables (restitution, capitalisme populaire) peuvent avoir une efficacité moindre que la gestion par les anciens nomenclaturistes passés à l’idéologie de marché;

l’accompagnement des politiques de stabilisation : si elle n’est pas gratuite, la privatisation contribue à assécher les liquidités de la population, qui entretiennent l’inflation;

des motivations financières : faire entrer de l’argent dans les caisses publiques. Ce motif se situe dans un contexte différent de l’économie de marché, où les privatisations se font pour l’essentiel en Bourse et où de l’argent frais entre immédiatement par ce biais dans les caisses de l’État, pour être généralement utilisé ensuite soit pour des subventions au secteur public laissé en place, soit pour diminuer la dette publique. Le manque de capital, et d’intermédiaires financiers, dans les économies en transition a pour effet de réduire singulièrement les rentrées de fonds possibles par ce biais. Mais, dans la mesure où la mise en place d’un programme de privatisation est l’une des conditions pour obtenir l’aide occidentale, l’annonce d’un tel programme peut comporter, entre autres, cette motivation. En outre, lorsque les investisseurs étrangers sont admis à la privatisation (ce qui n’est généralement le cas que lors d’une deuxième étape, les investisseurs locaux ayant la priorité), des devises étrangères entrent dans le pays.

Méthodes

Différentes méthodes ont été envisagées et appliquées dans les pays en transition. Elles se combinent généralement. Avant d’en examiner le détail, notons que l’émergence d’un secteur privé ne suppose pas toujours l’aliénation de la propriété d’État. Par ailleurs, de nouvelles entreprises ou activités peuvent apparaître dès lors que les activités de production de biens ou services, ou de commerce, deviennent libres. Le premier type d’activité à émerger est le commerce de rue: tout se vend, de façon le plus souvent anarchique car il y a peu de réglementations encadrant ce commerce, et la fiscalité est le plus souvent impuissante à en prélever une partie des bénéfices. Ensuite viennent diverses formes d’activité de services, pour lesquelles la mise de capital est faible. Citons, entre autres, les activités de consultation ou de service informatique, qui permettent notamment aux intellectuels de se reconvertir à mi-temps et de pallier ainsi la baisse de ressources dont souffre le secteur de la recherche ou de l’enseignement. Ce processus prend en partie la suite du développement de l’économie parallèle dans le système centralisé d’autrefois.

Les mécanismes de privatisation de la propriété d’État prennent essentiellement quatre formes.

La privatisation «spontanée» . Comme son nom l’indique, il s’agit d’un mécanisme non géré par les autorités, mais qui requiert tout de même un cadre institutionnel créé par l’État. Cette forme est apparue en Hongrie et en Pologne, à la faveur de l’édiction de lois convertissant en sociétés par actions les entreprises d’État qui étaient autrefois traditionnellement exploitées en régie directe, comme on dirait dans un langage de droit administratif français. En Hongrie (1984-1985) et en Pologne (1987-1988), dans le cadre de la réforme administrative, la gestion des entreprises fut confiée à des conseils d’entreprise (Hongrie) ou d’ouvriers (Pologne) dotés d’une large autonomie. Dans une seconde étape (Hongrie, 1988-1989; Pologne, 1989), de nouvelles législations sur les sociétés et la transformation des entreprises d’État, avant même le début politique de la transition, ont permis aux éléments les plus perspicaces et «affairistes» de la nomenklatura de prendre en fait le contrôle des sociétés d’État, souvent en profitant des lois sur les joint-ventures qui leur permettaient de contrôler leur société pour le compte du partenaire étranger. La plupart du temps, ces procédures étaient formellement légales et constituaient seulement un détournement de l’esprit de la législation. En général, les ex-nomenklaturistes, avec la complicité des cadres, ne s’appropriaient ainsi que les parties les plus profitables de l’entreprise d’État, laissant péricliter le reste en général largement déficitaire.

Faut-il condamner cette forme de privatisation? Si le but principal de la privatisation est de se débarrasser des cadres communistes, oui, sans aucun doute; pas nécessairement si le but est l’efficacité de la gestion. La réprobation politique pour le communisme étant la plus forte en Tchécoslovaquie, c’est dans ce pays que les autorités ont le plus pourchassé la privatisation spontanée. C’est en Hongrie que la tolérance envers ce processus est la plus grande, et cela explique sans doute que, malgré les lenteurs de la privatisation officielle, le marché s’y soit développé plus vite qu’ailleurs. La solution la plus rationnelle serait de tolérer ce que l’on ne peut empêcher mais d’en contrôler les modalités (par une législation sur les délits d’initiés) et d’en combattre les effets les plus choquants (par des impôts élevés sur la fortune, par exemple); c’est, en gros, la voie choisie en Hongrie.

La «petite privatisation» . Elle s’applique surtout, l’expression l’indique, aux petites unités. Comme en économie centralement planifiée, il y avait très peu de petites unités industrielles; la petite privatisation a touché d’abord le secteur commercial et les services, dont il était plus facile de morceler les établissements. Cette privatisation s’est opérée généralement par voie d’enchères publiques. Ainsi, en Tchécoslovaquie, la loi sur la petite privatisation du 25 octobre 1990 a permis de mettre sur le marché, à partir de janvier 1991, une petite partie des activités commerciales et des services (restaurants, hôtels) d’État. Ces enchères ne sont pas, dans une première étape, ouvertes aux étrangers (elles le seront pour les unités qu’on n’aura pas pu vendre aux nationaux); en fait, les étrangers (surtout des Allemands et des Autrichiens) ont officieusement participé aux enchères à grande échelle. En Pologne et en Hongrie, la petite privatisation s’est effectuée également par voie de vente directe de gré à gré, souvent aux employés ou gérants de ces unités.

La privatisation des grandes entreprises . C’est le problème central de tous les pays en transition. L’absence d’un marché financier rend impossible la privatisation en Bourse selon le modèle des pays industrialisés. La reprise par des capitalistes étrangers est possible, mais marginale en pratique. La transformation en sociétés par actions («commercialisation») est conçue comme une étape vers la privatisation effective. On peut envisager la création de sociétés de holding où des investisseurs institutionnels (banques, sociétés d’assurances, fonds de pension, fondations, etc.) détiendraient des pourcentages du capital de sociétés d’État; mais, comme ces institutions sont majoritairement étatiques dans la plupart des pays, cela revient à maintenir sous une autre forme la propriété d’État.

La Hongrie est le seul pays à avoir opté pour une «grande privatisation», lente et complexe, associant des techniques «capitalistes» diverses (participations croisées entre entreprises et entre banques et entreprises, absorptions-fusions, encouragements aux prises de participations étrangères), au cas par cas, sous la direction de l’Agence pour la propriété d’État. La privatisation spontanée peut s’insérer dans ce processus, et s’y substitue dans un certain nombre de cas.

La Pologne et surtout la Tchécoslovaquie ont eu recours à la privatisation par distribution d’actions gratuites aux citoyens; dans le premier de ces deux pays, c’est une méthode accessoire à une privatisation par vente d’actions, qui n’a pas donné de grands résultats, et à la constitution de holdings d’État. En Tchécoslovaquie, la loi sur la grande privatisation du 26 février 1991 a introduit comme méthode de base celle qui est dite des coupons. Tout citoyen adulte a droit à un carnet de coupons, soit 1 000 points d’investissement à placer après enregistrement de ces coupons pour une somme équivalant à un peu plus du quart du salaire mensuel moyen, sur des entreprises privatisables dont la liste est donnée. Ce type de privatisation, qui concerne la plupart des grandes entreprises, a fait l’objet de deux tranches, la première commencée en mars 1992, la seconde lancée dans la seule République tchèque en mars 1993. Si les citoyens sont perplexes quant à leur choix, ils peuvent céder leurs points à des sortes de fonds de placement, les fonds de privatisation et d’investissement, créés à l’initiative de banques, d’entreprises ou d’individus, dont plus de quatre cents se sont constitués en quelques semaines à la fin de 1991. En Pologne, le «plan de privatisation de masse», plusieurs fois modifié et remis en question par le Parlement au début de 1993, a moins d’ampleur. Il ne concerne que deux cents des quelque huit mille entreprises d’État. Il est aussi moins direct. Comme en Tchécoslovaquie, tout Polonais adulte peut bénéficier d’une distribution gratuite (ou quasi gratuite) lui donnant droit à une part dans chacun des «fonds nationaux d’investissement» (une douzaine existent), qui vont avoir la charge de préparer la restructuration des entreprises privatisées. Celles-ci deviendront à 30 p. 100 la propriété des fonds d’investissement, 30 p. 100 du capital demeurera entre les mains de l’État (représenté par le Trésor), 10 p. 100 sera offert aux salariés, 10 p. 100 aux banques, et 20 p. 100 au Fonds de sécurité sociale. Le plan a souffert de beaucoup de retards dus à la crise gouvernementale polonaise, de la fin de 1991 au début de 1992, et à la difficulté de mettre en place les gestionnaires des fonds d’investissement, recrutés principalement parmi des experts étrangers (pour raisons de compétences). La méthode des coupons a également été prévue en Lituanie et en Roumanie.

Le recours à l’investissement étranger . Tous les pays d’Europe de l’Est avaient des législations sur l’investissement étranger sous forme de constitution d’entreprises mixtes. Au cours des dernières années du régime communiste, ces législations étaient devenues progressivement plus favorables au capital étranger (exemptions fiscales, garanties de rapatriement des bénéfices et du capital, droits étendus de gestion, possibilité d’acquérir des fractions de plus en plus élevées du capital). Cependant, il s’agissait toujours d’enclaves capitalistes dans une économie planifiée.

Après le démarrage de la transition, les gouvernements de l’Est ont voulu favoriser l’investissement direct étranger comme véhicule d’une «culture corporative» comme source de fonds et comme instrument de privatisation. Les attitudes à son égard étaient cependant ambiguës. D’un côté, on souhaitait le favoriser, de l’autre, sous la pression de l’opinion publique, on voulait éviter l’écrémage des meilleurs secteurs et entreprises par le capital étranger. En fait, les craintes étaient vaines. Certes, il y a eu beaucoup de très petites opérations, souvent en marge de la loi et par l’intermédiaire d’hommes de paille, généralement sur la base de liens familiaux ou régionaux; les Allemands ont fourni la majorité de ces capitaux. Les sociétés allemandes viennent également au premier rang des investissements directs en Europe centrale et orientale. Elles sont en tête en Tchécoslovaquie et en Pologne et viennent au second rang (après les sociétés américaines) en Hongrie. Mais, au total, l’investissement étranger demeure faible en Europe de l’Est. La Hongrie, avec 3,5 milliards de dollars investis à la fin de 1992, représente plus de la moitié des investissements étrangers en Europe de l’Est. Les apports de capital couvraient, à la même date, entre 2 et 4 p. 100 des besoins de financement des pays considérés. À terme, la participation étrangère dans le capital total de ces pays ne saurait dépasser 10 p. 100 – encore cette proportion doit-elle être considérée comme un plafond qui ne sera pas atteint dans la plupart d’entre eux. Mis à part quelques très grosses opérations (comme le rachat de Skoda par Volkswagen, en Tchécoslovaquie), la plupart des quelque trente mille sociétés mixtes enregistrées à la fin de 1992 en Europe de l’Est sont de petites entreprises. Les investisseurs potentiels sont découragés par les difficultés bureaucratiques qu’ils rencontrent et par l’absence d’un environnement de marché, et ils ne font pas confiance à la stabilité politique des pays en transition.

Notons ici que, parmi les méthodes de privatisation, on ne trouve pas l’autogestion, ni même les rachats d’entreprise par les salariés (R.E.S.). L’autogestion est probablement condamnée par la faillite tragique du système yougoslave. Elle avait été introduite – et encore d’une façon partielle – en Hongrie et en Pologne vers le milieu des années quatre-vingt, sous la forme de droits de contrôle aux «conseils ouvriers», comme une solution de remplacement par rapport au management par des fonctionnaires du parti et comme un élément de décentralisation. Mais la transition frappe l’autogestion du sceau infamant de socialisme attardé, et les législations sur les sociétés l’ont exclue dans ces deux pays. Quant aux procédures de R.E.S. ou aux attributions de droits préférentiels aux salariés lors de la privatisation, elles sont presque aussi mal vues: de tels privilèges sont considérés comme inéquitables, économiquement peu efficaces, et surtout on y voit la possibilité de collusions frauduleuses entre les ex-managers issus de la nomenklatura du parti et les salariés enjôlés par des promesses d’emploi. La législation polonaise, comme il a été dit, est la seule à donner aux ouvriers quelques avantages, très limités, lors de la privatisation de leur entreprise.

Les difficultés de la privatisation

Quels que soient les mécanismes utilisés, la privatisation rencontre un certain nombre de difficultés communes, que l’on peut résumer en cinq points.

La nécessité de la restitution . Comme on l’a vu, la restitution aux anciens propriétaires semble correspondre à une exigence d’équité. Mais si le principe en est retenu, son application est très difficile. Il faut identifier les anciens propriétaires, pour beaucoup émigrés, ou leurs ayants droit au cas fréquent où les premiers sont décédés. Même si l’on décide que seuls les anciens propriétaires (ou ayants droit) aujourd’hui résidents peuvent prétendre à une indemnité, l’identification soulève des contentieux nombreux, surtout si le même bien est revendiqué par plusieurs demandeurs. Il faut fixer le point de départ des nationalisations donnant droit à restitution; en règle générale, on a retenu les nationalisations faites par le régime communiste, ce qui exclut les nationalisations de l’immédiat après-guerre frappant notamment les biens allemands (eux-même souvent acquis par spoliation de propriétaires juifs). On doit décider si la restitution se fera en nature – et, en ce cas, résoudre le problème des transformations du bien restitué, ce qui a généralement conduit à n’adopter la restitution en nature que pour les maisons d’habitation et la terre –, ou si elle se fera en valeur, par paiement d’une indemnité – et il faudra alors calculer le montant de celle-ci en fonction de la valeur de ce qui a été nationalisé.

En Europe de l’Est, tous les pays ont admis le principe de restitution de la terre, sauf la Hongrie, où les anciens propriétaires n’ont droit qu’à une indemnité en actions d’entreprises privatisées. La Roumanie et la Hongrie n’indemnisent pas les ex-propriétaires d’autres actifs. La Pologne ne reconnaît l’indemnisation des propriétaires d’actifs industriels que cas par cas. La Bulgarie a adopté une loi générale sur la restitution en janvier 1992, mais l’application en semble limitée. Seule la Tchécoslovaquie a retenu de façon extensive le principe de restitution (lois de 1990 et de 1991), mais seulement pour les nationalisations postérieures à 1948-1949, ce qui affecte seulement 6 p. 100 de la propriété d’État; les modalités d’application restreignent la portée de cette législation.

Des difficultés économiques . La principale est le manque de capital domestique, et la politique macroéconomique d’austérité ne concourt pas à en dégager. Les épargnes existantes ont été épongées par la hausse des prix, et les ménages les orientent davantage vers la consommation que vers la reconstitution d’une épargne, surtout en une période d’incertitude.

Des difficultés techniques . Citons l’absence de marchés concurrentiels, le manque d’intermédiaires financiers, les difficultés d’information, l’absence de pratiques comptables pour l’évaluation des actifs à privatiser. L’assistance technique extérieure pourrait jouer un rôle important. Ces difficultés profitent surtout aux firmes occidentales de conseil en management et de comptabilité. Les grands groupes internationaux (Price Waterhouse, Arthur Andersen, etc.) ainsi que de très nombreux cabinets privés de taille plus petite se sont installés dans les pays de l’Est et font payer cher leurs services.

Des difficultés institutionnelles . La privatisation exige un appareil pour la gérer, alors que les gouvernements veulent le moins d’interventionnisme possible. Des offices ou ministères ad hoc ont été créés. En Hongrie, c’est l’Office pour la propriété d’État, créé en 1990; en Pologne, le ministère pour la Transformation de la propriété; en Tchécoslovaquie d’avant la partition, deux ministères de la Privatisation (l’un tchèque, l’autre slovaque). Ces organismes identifient les actifs à privatiser, contrôlent leur évaluation, organisent la privatisation selon les méthodes retenues. Ils sont débordés, critiqués, et prennent du retard par rapport aux programmes des gouvernements.

Des problèmes concernant le suivi de la privatisation . L’objectif principal étant de privatiser, il est implicitement posé que le nouveau secteur privé se gérera selon les lois du marché. Le manque de managers formés et compétents est déjà un obstacle au succès de la petite privatisation: certes, beaucoup de petites unités sont apparues, mais les faillites et fermetures de nouvelles entreprises privées ont vite été nombreuses. Le problème des cadres est encore plus difficile pour les grandes entités privatisées, surtout si, politiquement, on combat la privatisation spontanée. Une attention faible, pour ne pas dire nulle, est apportée à la gestion des entreprises d’État en attente de privatisation, sur la base de l’idée que leur statut est en sursis, et par répugnance politique à admettre que le secteur d’État tiendra, pendant de nombreuses années, une place dominante dans les pays en transition.

Les résultats de la privatisation

Bien que le nombre d’entreprises privées se compte dans chaque pays par dizaines, voire par centaines, de milliers, la part du secteur privé dans l’économie demeure faible. C’est en Hongrie et en Pologne qu’elle est le plus élevée, où elle représentait, au début de 1993, entre 30 et 50 p. 100 du revenu national produit. En Tchécoslovaquie, cette proportion était, à la même date, de 20 p. 100. Le processus ne fait que commencer en Roumanie et en Bulgarie. Surtout, la privatisation a encore très peu mordu sur le secteur industriel. Dans aucun des trois pays les plus avancés dans le processus, les grandes entreprises d’État n’étaient encore, au début de 1993, devenues privées. Les exceptions se comptaient par quelques dizaines en Pologne et en Hongrie, sur, respectivement, un peu plus de huit mille et de deux mille grandes unités d’État. Les premières grandes privatisations ont eu lieu en 1992, en Tchécoslovaquie. Les objectifs affichés (avoir privatisé en gros la moitié du secteur d’État vers 1995) semblent difficilement tenables. Au surplus, la plus grande incertitude subsiste sur la manière dont les firmes désétatisées seront effectivement gérées, et les perspectives sont encore plus floues sur la gestion du secteur d’État.

L’avenir de l’agriculture est encore moins clair. En Pologne, où la plus grande part de l’agriculture a été rendue au secteur privé dès 1956, il s’agit de savoir comment on peut passer à une agriculture moderne, avec des exploitations de taille viable. Dans les autres pays, les contentieux de la restitution freinent largement la privatisation. Au surplus, le démantèlement des grandes exploitations collectives est problématique. Même assurés de leurs droits sur la terre, les paysans ne sont guère portés à quitter la protection des grandes unités, qui leur offrent sécurité d’emploi et relative garantie de revenus. Le resserrement du crédit dans les politiques de stabilisation, la hausse plus que proportionnelle des prix des produits nécessaires à l’agriculture (engrais, matériel) par rapport aux prix des produits alimentaires restreignent les incitations à l’activité privée. Politiquement, les anciens partis communistes sont mieux implantés à la campagne qu’à la ville, et savent exploiter le mécontentement social généré par la stabilisation. Les perspectives de l’agriculture paraissent sombres. La demande domestique décroît en raison des hausses de prix; la demande étrangère s’est effondrée pour ce qui est de l’ex-U.R.S.S., et l’ouverture des marchés ouest-européens est problématique. Sur ce fond, la restructuration du paysage agricole sera très longue.

La réforme bancaire et financière

La réforme de la banque et de la finance relève à la fois des politiques de stabilisation et de restructuration. Dans les pays à économie planifiée, les finances de l’État et de l’économie se confondaient de fait. Le premier couvrait les besoins de financement des entreprises à court et à long terme, par l’attribution quasi automatique de crédits à travers la «mono-banque» d’État et par les subventions aux investissements. Parallèlement, il prélevait la plus grande part du revenu net créé dans l’économie.

Les instruments monétaires et financiers jouent un grand rôle dans la stabilisation. La politique monétaire est appelée à lutter contre l’inflation (restrictions de crédit par des taux d’intérêt nominaux élevés correspondant à des taux réels positifs, contrôle de la masse monétaire). Le budget doit être rééquilibré par la suppression des subventions et par l’augmentation des rentrées fiscales.

En même temps, ces instruments sont cruciaux dans la restructuration de l’économie. La privatisation suppose la mise en place d’un marché des capitaux, la définition de nouvelles relations entre le budget et les entreprises. On verra ainsi successivement la réforme bancaire, la création d’un marché financier, la réforme de la fiscalité.

La réforme bancaire

La première étape de la réforme bancaire a été la démonopolisation, par la mise en place d’un système bancaire à deux niveaux. La distribution du crédit, jusque-là du ressort exclusif de la banque d’État, a été confiée à des banques commerciales généralement spécialisées par secteurs d’activité, créées par démembrement des départements correspondants de cette dernière. Parfois, ce processus a commencé avant la transition; les nouvelles banques commerciales sont entrées en activité en 1987 en Hongrie, en 1989 en Pologne, en 1990 en Tchécoslovaquie. Elles demeuraient cependant très liées à la banque centrale dont elles étaient issues; par ailleurs, leur spécialisation et l’affectation obligatoire de telle catégorie d’entreprises à telle banque excluaient toute véritable concurrence entre celles-ci. Les banques centrales elles-mêmes ont vu leurs fonctions modifiées. L’objectif était d’imiter le modèle des économies de marché, où la banque centrale exerce les fonctions d’émission, de contrôle de la politique monétaire et de supervision de l’activité bancaire commerciale.

Après le début de la transition, deux objectifs nouveaux s’ajoutèrent à la démonopolisation. En premier lieu, la banque centrale devait devenir indépendante du gouvernement. Les lois sur la banque centrale (Pologne, 1990 et 1991; Hongrie et Tchécoslovaquie, 1991) prévoient une telle indépendance. Celle-ci se révèle difficile à mettre en œuvre dans le cas où le gouvernement est confronté à un grand déficit budgétaire, qu’il est tentant de financer par la création monétaire, et où la coalition au pouvoir est divisée. Les changements de personnel à la tête de la banque centrale en Hongrie et en Pologne (1991 et 1992) ont illustré ces difficultés. En second lieu, le mouvement de privatisation devait toucher le secteur bancaire. Le nombre des banques s’est accru; elles peuvent désormais être créées par des entreprises, des collectivités locales, des coopératives, des personnes privées; les banques étatisées pourront être partiellement privatisées. Dans tous les pays, la participation des capitaux étrangers est limitée. Dès 1991, il y avait quatre-vingt-dix banques en Pologne, trente-sept en Hongrie (dont seize avec participation étrangère), trente-neuf en Tchécoslovaquie (dont quinze avec participation étrangère). Les autres pays de l’Est commençaient à peine ce processus en 1992.

L’activité de ce nouveau secteur bancaire est obérée par le passé. Les premières banques commerciales, héritières de la monobanque, détiennent un montant important de créances irrécupérables. Elles ont pratiqué une politique de crédit très restrictive vis-à-vis des grandes firmes d’État, parce que celles-ci ne remboursent pas leurs dettes, et vis-à-vis des petites entreprises du secteur privé, parce qu’elles ne sont pas habituées à desservir de petites firmes. Une telle attitude restrictive a été attribuée par les autorités à la mise en place réussie d’une politique monétaire (relèvement du taux d’intérêt, réserves obligatoires, encadrement du crédit); c’est bien plutôt le reflet d’un comportement bancaire résolument ennemi du risque, dans une situation où les pratiques comptables permettent aux banques de réaliser de grands profits sans difficulté, par la différence entre les taux d’intérêt débiteurs et créditeurs et par la comptabilisation défectueuse des créances douteuses. En outre, la concurrence interbancaire est très faible: les banques commerciales publiques ne se font pas concurrence; les banques privées n’ont pas les moyens de rivaliser avec elles; les banques à participation étrangère occupent le créneau des opérations en devises. Enfin, la formation professionnelle des cadres bancaires est insuffisante; les techniques modernes de banque sont peu diffusées, ce qui gêne considérablement les affaires en rendant complexes et longues les opérations les plus banales.

En conséquence, les secteurs bancaire et productif coopèrent très peu. On a l’illusion d’une restriction du crédit conforme à la politique de stabilisation. En fait, les grandes entreprises d’État ont réagi à cette restriction par le crédit interentreprises: en clair, les clients ne paient plus leurs fournisseurs, et l’ampleur de ces chaînes d’endettement est tel qu’exiger le remboursement des dettes en un point donné ferait s’effondrer le système comme un château de cartes. Tous les pays en transition sont confrontés à ce problème, insoluble tant que la faillite ne sanctionne pas effectivement l’insolvabilité. La faillite des entreprises d’État entraînerait d’ailleurs celle des banques, dont les créances douteuses devraient être portées en pertes. La situation complique et ralentit le processus de privatisation. La solution consisterait à «nettoyer» le bilan des banques des créances douteuses passées, mais la charge qui en résulterait pour le budget serait considérable. Divers procédés allant en ce sens ont été envisagés en 1992, mais non encore mis en œuvre. La Hongrie était le seul pays à avoir mis en vigueur, au 1er janvier 1992, une nouvelle loi sur la faillite remplaçant celle de 1986, en application de laquelle les entreprises avaient trois mois pour payer leurs dettes, faute de quoi elles devaient déposer leur bilan. Potentiellement, la loi devait affecter les deux cinquièmes des entreprises d’État. Mais, très vite, il fut clair que l’engorgement des tribunaux et les controverses politiques suscitées par la nouvelle loi retarderaient le processus.

Le marché des capitaux

Les pays en transition ambitionnent d’avoir un marché de capitaux comparable aux modèles sophistiqués de l’Ouest. On en est extrêmement loin. L’ouverture de Bourses de valeurs, partout au programme, a été effectivement réalisée à Budapest (1990), à Varsovie (1991) et à Prague (1992). Ces Bourses, qui traitent peu de titres (une vingtaine en Hongrie, une dizaine en Pologne), ont sensiblement baissé en 1991-1992; elles ont surtout une signification symbolique. Il existe peu d’investisseurs institutionnels. L’assurance commence à peine à se restructurer et à se privatiser. Dans le cadre des mécanismes de privatisation par coupons, la Pologne et la Hongrie ont mis en place des fonds d’investissement avant même que la réglementation les concernant ait pu être détaillée.

La réforme fiscale

Le système fiscal en Europe de l’Est, imité de l’Union soviétique, ignorait pratiquement la fiscalité personnelle sur les revenus. Deux types de contribution alimentaient pour l’essentiel le budget. D’une part, l’impôt indirect était construit comme la différence entre le prix de détail et le prix à la production, les deux catégories de prix étant fixées selon des règles et des logiques différentes, ce qui conduisait à une multiplicité de taux par produit. D’autre part, le profit des entreprises était prélevé dans des proportions comprises entre 60 et 85 p. 100 des bénéfices réalisés. Le système fiscal n’avait pas de transparence (multiplicité des taux et des conditions de prélèvement), était discriminatoire et, en fait, géré sur la base d’une négociation permanente entre les entreprises et le fisc. Taxes et subventions se combinaient pour enlever toute clarté au système.

Les pays en transition ont jeté les bases d’un nouveau système fiscal qui devait répondre aux critères suivants: être transparent, simple, juste, non négociable, servir aux fins de stabilisation macroéconomique (notamment permettre d’éliminer le déficit budgétaire) et en même temps ne pas décourager l’esprit d’entreprise. Les principaux éléments de la réforme fiscale sont les suivants:

– la fiscalité personnelle a été introduite sous la forme d’un impôt sur le revenu avec déclaration des revenus, à faible taux pour les bas revenus et soumis à une progressivité très forte pour les tranches supérieures (la Hongrie fut la première, en 1988, à introduire ce type d’impôt; la Roumanie l’a institué en 1991, la Pologne en 1992, la République tchèque en 1993);

– l’impôt indirect différentiel est remplacé par un impôt dénommé taxe à la valeur ajoutée, qui est plutôt une taxe sur le chiffre d’affaires, avec un faible nombre de taux (0 et 25 p. 100 en Hongrie, en 1988; 0, 5 et 18 p. 100 en Pologne, en 1993);

– l’impôt sur les sociétés est introduit à des taux proportionnels de 40 p. 100 (Hongrie, 1989), 40 et 35 p. 100 (Pologne, 1992), de 50 à 55 p. 100 (Tchécoslovaquie, 1992);

– une taxe sur les salaires versés, à très forte progressivité, a pour but d’éviter des accroissements inflationnistes des salaires dans le secteur public. Cette taxe, appelée en Pologne popiwek et introduite en 1990, y a suscité une forte opposition syndicale. En Tchécoslovaquie, l’imposition des accroissements de salaires a été instituée pour 1991 et 1992. En Hongrie, un tel dispositif existait depuis la fin des années soixante-dix.

Ces réformes, en préparation en Bulgarie et en Roumanie sous des formes comparables, sont certes rationnelles, mais appellent certaines critiques. D’abord, l’administration fiscale n’est pas encore en état de gérer un système aussi complexe. Au surplus, l’état des comptabilités des entreprises (sans parler des comptabilités personnelles) rend la détermination de l’assiette très difficile. Ensuite, la discipline fiscale des entreprises a toujours été très faible en Europe de l’Est. La conjoncture d’austérité a encouragé l’évasion fiscale des entreprises et des particuliers; la faible rentabilité des unités économiques affecte fortement le rendement de l’impôt sur les bénéfices. Enfin, les sociétés à capital étranger se trouvent excessivement favorisées par rapport aux sociétés nationales.

Parallèlement à la réforme fiscale, l’urgence d’une réforme de la protection sociale se fait de plus en plus sentir. La protection sociale reposait, en économie centralement planifiée, sur trois piliers: la gratuité ou quasi-gratuité d’un grand nombre de services publics ou tenus pour être d’intérêt public (éducation, santé, logement, culture, loisirs sociaux, transports collectifs); la garantie effective de l’emploi; une grande faiblesse des prestations sociales «classiques» (pensions, allocations familiales) compensée par le bas niveau des prix des produits de première nécessité.

Ce système a volé en éclats. Les pays en transition n’ont plus d’argent pour financer les services publics sur une large échelle. Le chômage, encore tolérable, est devenu important et doit s’accroître considérablement, alors que les allocations sont très basses; les prestations sociales en monnaie n’ont pas été relevées, alors que les prix des produits alimentaires de base ont été libérés et ont crû très fortement. Il en résulte qu’une grande partie de la population a été atteinte de plein fouet par la politique d’austérité. Les P.E.C.O. ont beaucoup tardé à mettre en place ne fût-ce que les principes d’un nouveau système de protection. Non seulement il faut réviser la structure générale de la protection sociale, mais il faut aussi modifier son organisation, qui reposait sur la budgétisation d’un certain nombre de dépenses et sur la gestion des fonds de cotisation sociale prélevés sur les entreprises, par les syndicats officiels à adhésion obligatoire. Ni les entreprises ni l’État n’ont de ressources à affecter au financement de la sécurité sociale. Les syndicats officiels ont disparu. La solution vers laquelle on s’achemine est, sur fond de réduction générale des prestations, un système indépendant de caisses de sécurité sociale financées par les employeurs et les travailleurs; parallèlement, la population est incitée à prendre en charge la couverture d’un certain nombre de risques sociaux à travers des systèmes (à créer) d’assurance-capitalisation. L’aide sociale est également rejetée sur les budgets locaux, qui n’ont guère plus de ressources à dégager que les budgets centraux.

5. L’intégration dans l’économie mondiale

L’objectif des pays en transition était de se réinsérer le plus rapidement possible dans l’économie mondiale après des décennies d’«autarcie de bloc» dans le cadre du Comecon et de réduction des échanges extérieurs au minimum requis par la planification, dans le cadre d’une politique de substitution des importations.

Depuis le début de la transition, les relations économiques extérieures des pays de l’Est se caractérisent par trois tendances: l’effondrement des échanges dans la zone de l’ex-Comecon; la reconversion des échanges vers l’Ouest, en même temps que le rapprochement institutionnel avec l’Europe communautaire; l’émergence de besoins massifs d’assistance, auxquels les pays occidentaux développés on dû faire face d’urgence.

La chute des échanges entre pays de l’Est

L’effondrement en deux ans (1990-1991) du commerce dans la zone du Comecon (P.E.C.O. et ex-U.R.S.S.) a été, dans l’ordre des relations extérieures, le fait le plus marquant de la transition. Il y a eu, à la fois, une baisse absolue des échanges de ces pays et une réduction de la part relative de leurs échanges mutuels. Celle-ci, qui dépassait en moyenne 50 p. 100 du commerce total des pays (avec des proportions nettement plus élevées pour certains, comme la Bulgarie et la Tchécoslovaquie), est passée à 39 p. 100 en 1990 et à 32 p. 100 en 1991. En valeur absolue, les échanges mutuels des pays d’Europe centrale et orientale ont décru de plus de 18 p. 100 en 1990 et de 25 p. 100 en 1991. Leurs échanges avec l’ex-U.R.S.S. ont accusé une évolution contrastée. Les importations en provenance de cette zone ont, en deux ans, baissé de 12 p. 100 en valeur, alors que les exportations diminuaient de plus de 40 p. 100.

Pourquoi un tel effondrement des échanges?

L’institution du Comecon n’a été dissoute qu’en juin 1991. Mais elle a cessé de fonctionner en fait à partir de janvier 1991, date définie par ses membres pour abolir les règles du commerce mutuel prévalant jusque-là: règlements en clearing (c’est-à-dire par compensation) dans une unité de compte artificielle, le rouble transférable; prix dérivés des prix mondiaux mais corrigés de façon à lisser les fluctuations conjoncturelles; volumes des échanges fixés dans des protocoles bilatéraux négociés par les services de planification. À partir de 1991, les échanges devaient donc se faire aux prix mondiaux, en devises convertibles, et en principe être négociés directement entre les unités économiques des pays membres.

Dès 1990, le commerce mutuel fut affecté par ces perspectives, et cela pour plusieurs raisons. La transition avait commencé en Europe de l’Est après la chute du Mur de Berlin. Le système soviétique se désintégrait. La crise du Golfe créait, à partir de juillet 1990, des tensions sur le prix de l’énergie. Dès 1990, les pays du Comecon ont commencé à faire le bilan de leurs relations pour apurer les comptes à la fin de 1990. Cela supposait l’apurement des balances en roubles transférables, c’est-à-dire que le pays alors débiteur vis-à-vis des autres – l’U.R.S.S., à cause de la baisse, depuis l986, des prix mondiaux du pétrole, dont elle était exportatrice vers ses partenaires, baisse qui avait fini par se répercuter sur les prix intra-Comecon – rembourse ses soldes débiteurs en dollars et à un taux approprié de conversion. Or, dès 1990, l’U.R.S.S. diminua ses ventes de pétrole à ses partenaires pour les réorienter vers l’Ouest en profitant de la hausse des cours. Par ailleurs, des négociations bilatérales difficiles, menées jusqu’en 1992, ont été nécessaires pour établir la valeur de la dette soviétique envers chacun de ses partenaires. Enfin, la crise de l’économie soviétique et la paralysie progressive des mécanismes centraux de planification et de gestion conduisirent à une chute des importations de machines et de produits manufacturés en provenance de l’Est.

Le mouvement s’accentua en 1991. La désintégration de l’U.R.S.S. priva les P.E.C.O. de leurs partenaires soviétiques habituels (sociétés de commerce étatiques vendant le pétrole et le gaz de façon centralisée ou achetant les machines de l’Est). Il fallut renégocier les échanges avec les républiques, les entreprises, souvent sur une base de troc car les nouveaux partenaires n’avaient plus de devises pour payer leurs achats. Ils n’en avaient pas non plus pour rembourser les dettes de l’U.R.S.S. En résultat, les flux commerciaux diminuèrent fortement, avec la perspective de réductions au même rythme pour les années à venir. Le commerce entre les pays de l’Est s’effondra aussi, surtout entre les trois pays les plus avancés dans la transition d’une part, la Bulgarie et la Roumanie d’autre part. À l’intérieur du groupe formé par les trois pays, les flux commerciaux demeurèrent stables, ou même augmentèrent un peu, comme entre la Tchécoslovaquie et la Pologne.

La perte du marché soviétique, au début de la transition, mit au bord de la faillite l’ensemble des industries lourdes d’Europe de l’Est, qui travaillaient surtout pour ce marché et n’avaient pas de débouchés de rechange. Ce fut un choc beaucoup plus difficile à absorber que la perte des fournitures soviétiques de pétrole, auxquelles pouvaient se substituer des livraisons d’autres sources, surtout dès lors que les conditions de vente soviétiques n’avaient plus les aspects préférentiels d’autrefois.

Comment les P.E.C.O. ont-ils ressenti cet effondrement des échanges?

La crise ainsi ouverte a ravivé la controverse ancienne sur les coûts et les avantages du commerce intra-Comecon. D’un côté, l’U.R.S.S. (dans la ligne des arguments développés par certains chercheurs occidentaux comme Jan Vanous et Michael Marrese) soutenait qu’elle avait, depuis des années, subventionné indirectement les pays de l’Est en leur fournissant de l’énergie et des matières premières à des conditions préférentielles, non seulement parce que les prix étaient inférieurs aux prix mondiaux, ce qui fut incontestablement le cas sur toute la période 1973-1985, mais aussi parce que, en paiement, les pays de l’Est pouvaient offrir des marchandises invendables sur d’autres marchés; de l’autre côté, les pays de l’Est arguaient qu’ils étaient perdants. Ils avaient été contraints, en effet, de maintenir une industrie lourde grosse consommatrice d’énergie, polluante, obsolète, sans débouchés en dehors du bloc, non compétitive, uniquement pour satisfaire les besoins du marché soviétique.

La sortie de cette contrainte n’était-elle pas un bénéfice? À long terme, sans doute; à court terme, par son caractère précipité, elle rendait encore plus difficile la transition. Pourtant, les partenaires de l’U.R.S.S. ne souhaitaient pas revenir, malgré la pression et les conseils de l’Ouest, à un quelconque arrangement de commerce ou de paiement rappelant le Comecon, qui les eût à nouveau liés entre eux et à un partenaire de plus en plus instable, et les eût éloignés de leur but, l’intégration dans l’économie mondiale. Aussi l’année 1991 se passa-t-elle à rechercher des moyens ad hoc pour rétablir certains flux commerciaux en les institutionnalisant le moins possible. Dans la plupart des cas, des arrangements bilatéraux furent conclus avec les républiques qui commençaient à se détacher de l’U.R.S.S.

Peut-on envisager une reprise du commerce mutuel?

La Hongrie, la Pologne et la Tchécoslovaquie ont cherché à aménager leur commerce mutuel. En prolongement du sommet de Visegrad (Hongrie) en février 1991, établissant le principe d’une coopération économique, les trois pays (devenus quatre au 1er janvier 1993) en sont venus à reconnaître l’utilité d’une zone de libre-échange, instituée le 1er mars 1993. Les échanges avec la Bulgarie et la Roumanie sont suspendus au démarrage effectif de la transition dans ces derniers pays. Les perspectives du commerce avec les pays de la C.E.I. (Communauté des États indépendants issue de l’U.R.S.S., en décembre 1991) dépendent du relèvement économique des ces États, et tout particulièrement de la Russie. L’aide occidentale pourrait favoriser un commerce «triangulaire», sous la forme de livraisons de produits alimentaires est-européennes à la C.E.I. financées par des crédits de la Communauté européenne: le principe en a été approuvé, mais des problèmes politiques et financiers en ont limité l’application.

La réorientation vers l’Ouest

Si la fin des échanges privilégiés entre pays de l’Est est certaine, la réorientation des échanges vers l’Ouest est-elle possible?

À court terme, cette réorientation aura été spectaculaire. Elle résulte de trois facteurs: la substitution des partenaires occidentaux à l’U.R.S.S., tant pour les importations que, surtout, pour les exportations de l’Europe centrale et orientale; les politiques de stabilisation ayant pour objectif le rétablissement de balances des paiements excédentaires et pour moyen la surdévaluation des monnaies nationales; les efforts des partenaires occidentaux pour ouvrir leurs marchés à leurs partenaires en «transition» (pour reprendre l’expression consacrée par l’O.C.D.E. pour désigner ces pays).

Les trois pays d’Europe centrale y ont réussi bien mieux que la Bulgarie ou la Roumanie. Tous les trois sont parvenus à accroître leurs exportations vers l’Ouest, et tout particulièrement vers l’Allemagne; les importations ont également progressé.

Dès le début de la transition, les gouvernements occidentaux prirent des mesures pour ouvrir leurs marchés aux P.E.C.O. Les États-Unis étendirent à ces pays la clause de la nation la plus favorisée et l’accès au système de préférences généralisées. La Communauté européenne leva les restrictions quantitatives spécifiques sur les achats à ces pays jusqu’à la fin de 1992, et libéralisa en partie les importations de produits sensibles comme les textiles ou les produits sidérurgiques. Les pays de l’Association européenne de libre-échange accordèrent également des facilités commerciales.

Surtout, la Communauté européenne négocia avec les trois pays d’Europe centrale des accords d’un nouveau type, dits «européens», allant plus loin que les accords de commerce et de coopération conclus avec ces mêmes pays à la fin des années quatre-vingt. Ces nouveaux accords, signés le 16 décembre 1991 avec chacun des trois partenaires, prévoyaient une association bilatérale entre la Communauté et le pays considéré, avec un schéma asymétrique (favorable aux pays de l’Est) de réduction des tarifs douaniers et des restrictions quantitatives, et l’établissement, sur une période de dix ans, d’une zone de libre-échange. Les produits sensibles (agricoles, textiles, sidérurgiques) faisaient l’objet de dispositions particulières moins favorables. Des accords similaires furent conclus, au début de 1993, avec la Bulgarie et la Roumanie, et des négociations pour des accords de coopération menées à terme avec les pays Baltes, au début de 1992. Mais la Communauté a systématiquement refusé de considérer ces accords d’association comme le début d’une procédure automatique d’adhésion, alors que les pays d’Europe centrale, tout particulièrement, revendiquent leur place au sein de l’Europe communautaire et ont décidé, en mai 1992, de poser ensemble leur candidature à cette adhésion. L’issue de cette revendication dépasse largement les problèmes d’Europe de l’Est pour épouser l’avenir même de l’Union européenne prévue par le traité de Maastricht (février 1992).

L’aide occidentale à la transition

En pointe pour la libéralisation du commerce avec l’Est, la Communauté européenne s’est trouvée également au centre de la coordination de l’assistance à ces pays. La prise de conscience par l’Ouest des besoins nouveaux issus de la transition a conduit à mettre en place un programme d’aide, qui, par certains aspects, s’apparente au plan Marshall lancé en 1947 par les États-Unis pour reconstruire l’Europe.

Les étapes de la mise en place ont été marquées par le rythme de la transition.

En juillet 1989, à la réunion du sommet des sept pays les plus industrialisés (G7), à Paris, il fut décidé d’assister le passage au marché de la Pologne et de la Hongrie, et de confier à la Commission européenne, pour le compte de l’ensemble des pays industrialisés (G24), la coordination des actions entreprises à cette fin, ainsi que la gestion d’un programme spécifique appelé P.H.A.R.E. (Pologne, Hongrie, assistance à la restructuration économique). P.H.A.R.E. fut, par la suite, étendu aux autres pays en transition. La R.D.A. fut brièvement éligible, avant la réunification avec l’Allemagne fédérale en 1990.

En décembre 1989, le président Mitterrand proposa la création de la première institution financière de l’après-guerre froide, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (B.E.R.D.), qui commença ses opérations en avril 1991 et regroupait déjà en 1992 cinquante-cinq États donneurs et bénéficiaires. L’objectif de la B.E.R.D., qui a accueilli en mars 1992 les États de la C.E.I., est de promouvoir la démocratie et l’économie de marché; 60 p. 100 de ses prêts doivent obligatoirement aller au secteur privé.

Un certain nombre d’institutions internationales ont rejoint la coordination des vingt-quatre pays donneurs: le F.M.I., la Banque mondiale (tous les pays d’Europe centrale et orientale sont désormais membres de ces deux organisations, après l’adhésion de la Tchécoslovaquie et de la Bulgarie en 1990 et de l’Albanie en 1991), la Banque européenne d’investissement, la Communauté européenne du charbon et de l’acier. La coordination communautaire englobe donc les actions d’assistance bilatérale des pays du G24, les projets spécifiques P.H.A.R.E. (subventions pour les réformes structurelles, quelquefois aussi assistance humanitaire et technique), les prêts et investissements des institutions financières multilatérales. La coordination consiste surtout à tenir un état à jour des opérations bilatérales et multilatérales.

L’aide est constituée de catégories diverses: des dons (assistance alimentaire ou médicaments); des crédits commerciaux et des garanties d’investissements privés; des prêts de restructuration économique (assistance technique et financement de projets); des prêts d’ajustement structurel, essentiellement consentis par la Banque mondiale (aide à la privatisation, à la création d’institutions financières); des prêts d’assistance macroéconomique, dont le type est représenté par les prêts du F.M.I. contre l’acceptation de conditions de politique économique et monétaire restrictives (cette catégorie comprend aussi le Fonds spécial de stabilisation du zloty pour 1 milliard de dollars, qui n’eut jamais à être utilisé); enfin, la remise de dettes, qui s’est appliquée en 1991 à la Pologne pour la moitié de sa dette publique envers les gouvernements.

Plus de la moitié de l’aide est accordée sous forme bilatérale (crédits et garanties, assistance aux projets). Parmi les pays donneurs, et sans compter le soutien qu’elle accordait à l’ex-R.D.A., l’Allemagne était, à la fin de 1991, en tête de l’assistance bilatérale, avec près du tiers des engagements; les autres pays de la C.E.E. représentaient 45 p. 100, les États-Unis 6,7 p. 100 et le Japon 6,5 p. 100. Du côté de l’assistance multilatérale, le F.M.I. et la Banque mondiale sont les contributeurs les plus importants. La part de la B.E.R.D. est encore négligeable (vingt projets ont été acceptés au financement au cours de la première année, pour environ 800 millions de dollars; il s’agit d’assistance à la restructuration, relativement lente à mettre en place).

Parmi les pays bénéficiaires, la Pologne (30 p. 100 des engagements) et la Hongrie (18 p. 100) absorbaient plus de la moitié de l’aide; venaient ensuite l’ex-Yougoslavie (15 p. 100), la Tchécoslovaquie (7 p. 100), la Bulgarie et la Roumanie (5 p. 100 chacune); le reste représente des fonds à finalité régionale non affectés par pays.

Le premier bilan de l’assistance occidentale à l’Est est mitigé. Les pays donneurs ont l’impression d’avoir consenti un gros effort, de l’ordre de 35 milliards de dollars sur trois ans (1990-1992); les bénéficiaires en ont ressenti peu d’effets. De part et d’autre, la conscience est forte d’une insuffisance globale par rapport aux besoins de financement, qui sont estimés dans une fourchette de 50 à 75 milliards de dollars par an uniquement pour les investissements. Les ambiguïtés et frustrations de l’aide tiennent à une série de raisons.

Le concept d’assistance est ambigu. Les dons proprement dits font 15 p. 100 des engagements. Le reste est constitué de crédits qui, pour la plupart, sont accordés aux taux du marché. Peut-on, en ce cas, parler d’aide? Les organisations et pays donneurs répondent positivement: les pays de l’Est, représentant de mauvais risques pour les banques, n’auraient pas obtenu ces crédits par les voies normales, ou auraient dû payer des intérêts à un taux supérieur à celui du marché. Les pays bénéficiaires ne partagent pas ce point de vue et soulignent que l’assistance profite aux donneurs. Il en va ainsi pour presque toute l’aide bilatérale, qui est liée (les crédits garantis ou les garanties d’investissement soutiennent des exportations de biens ou capitaux en provenance des donneurs). Dans le cas de l’aide multilatérale, le bénéfice retiré par les donneurs est présent aussi. Par exemple, l’assistance technique se traduit par des transferts au profit de consultants occidentaux.

Les pays de l’Est se plaignent également des conditions multiples mises à l’attribution de l’aide. La conditionnalité des institutions de Bretton Woods (F.M.I. et Banque mondiale) est bien connue et souvent critiquée par les pays en développement. Les prêts ne sont attribués qu’après approbation des programmes. Par exemple, en l992, les prêts du F.M.I. à la Pologne et à la Hongrie ont été suspendus en raison du relâchement des politiques d’austérité et de la discipline budgétaire. Plus généralement, l’attribution de l’aide est dépendante de multiples procédures et conditions, alors que les bénéficiaires souhaiteraient tout simplement disposer d’argent frais utilisable selon leurs besoins tels qu’ils les apprécient eux-mêmes.

En raison des conditions posées mais aussi des faiblesses de l’infrastructure dans les pays de l’Est, l’attribution effective de l’aide est très inférieure aux engagements . Pour la période allant jusqu’à la fin de 1992, les attributions représentent, selon les calculs, entre 15 et 20 p. 100 des engagements.

Même lorsque l’aide parvient effectivement aux pays bénéficiaires, son efficacité est réduite par les difficultés d’absorption . Elle peut même apparaître comme pervertie par rapport à ses buts. Ainsi, l’aide alimentaire à la Pologne a été perçue par les paysans comme une concurrence déloyale à leur production. L’assistance technique ne se traduit pas par une formation adéquate des utilisateurs, notamment parce qu’elle n’est souvent que la simple transposition de procédures mises au point pour des pays en développement. Les apports nationaux requis pour la réalisation d’un projet, en plus des financements apportés, ne sont pas toujours présents, ce qui au mieux ralentit l’exécution du projet et au pis l’interrompt.

Les pays de l’Est, enfin, répugnent à être considérés comme des assistés . Ils veulent être perçus comme des partenaires . C’est pourquoi ils revendiquent une libéralisation plus accentuée de l’accès au marché des pays développés, en particulier pour les produits sensibles, et la question des exportations agricoles est ici essentielle. Vis-à-vis de l’Europe communautaire, ils souhaitent une promesse d’adhésion à terme proche. Les réticences des pays occidentaux ou, à défaut, les projets trop globaux comme un grand espace européen continental ou comme une Europe à différentes vitesses sont mal acceptés.

L’avenir des relations avec ces pays, tel que l’ont dessiné ces dernières années, est incertain. En tout état de cause, l’assistance occidentale, même quantitativement accrue (ce qui supposerait des arbitrages en défaveur des pays du Sud) et qualitativement plus adéquate, ne peut à elle seule mettre ces pays au niveau des pays même les moins développés de la Communauté européenne. Les concessions commerciales ne sont pas non plus une réponse suffisante. L’intégration de l’Europe de l’Est dans l’économie de marché occidentale passe par des actions au niveau microéconomique, c’est-à-dire par des investissements directs et par la coopération industrielle. Les firmes multinationales le comprennent, mais ne s’engageront qu’avec des garanties de stabilité politique et économique. L’assistance publique occidentale est cruciale, justement dans cette perspective. Elle ne peut couvrir les besoins de financement des pays de l’Est. Elle peut en revanche se charger de dépenses d’infrastructure que les multinationales ne couvriront pas isolément. Elle peut assurer des garanties financières et, surtout, donner une caution de bonne politique aux gouvernements de l’Est, qui représentera un feu vert pour les grands investisseurs privés. C’est à ceux-ci que la transition, à ces conditions, ouvre les plus grandes perspectives.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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